Un samedi sans espoir. Et si…
Le texte proposé est extrait du livre Rencontres avec le « Patron » de Philip Ribe, aux éditions Prétexte.
Pour notre série de préparation à Pâque 2023, l’auteur a enregistré l’extrait que nous mettons à votre disposition :
Yanos. Un week-end de désespoir…
Le jour va bientôt se lever et je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, l’idée même de dormir me choque, dormir, manger, reprendre le cours de ma vie… ma vie, quelle vie ? Je ne sais pas s’il y a encore une vie.
Ce n’est pourtant pas la première fois que je fais face à la mort, les autres, ont beau m’appeler le minot, parce que je suis le plus jeune, de l’équipe, je connais depuis longtemps le gout du deuil, la douleur de la séparation. J’ai vu les femmes envelopper mon père dans son linceul, les hommes le porter en terre… c’était dur, éprouvant, mais ce n’était pas pareil, c’était dans l’ordre des choses, même si c’est un drame terrible pour un enfant de se dire qu’il ne reverra jamais son père, nous savions tous depuis longtemps que cela allait se terminer ainsi. Il était âgé, malade, les derniers mois, et il s’est éteint doucement, comme une lampe qui n’a plus d’huile, mais là, rien ne nous y préparait, c’était soudain, improbable, inattendu…
Il avait pourtant essayé de nous préparer, de nous avertir, le « Patron ». À plusieurs reprises, et surtout les derniers temps, il avait abordé le sujet de son départ. C’était d’ailleurs les seuls discours de sa part que je n’ai jamais aimé, et même dans ces moments-là, j’étais convaincu qu’il nous parlait d’un futur lointain, du moment inéluctable où son œuvre accomplie, il nous quitterait, mais pas là, pas maintenant, pas avant que tout arrive, pas alors que rien n’est achevé. Notre histoire n’en était qu’à ses débuts… il me semble que c’était hier qu’il nous a proposé de le suivre, mon frère et moi…
Et puis, c’était tellement violent ! Le mot violent me parait dérisoire pour décrire un tel déchainement de haine, de méchanceté, de cruauté. Tout ce sang, cette souffrance, ces flots de hargne, de mépris, ces torrents d’injures… J’étais tellement en colère que je ne ressentais pas encore la douleur. J’aurais voulu qu’une pluie de feu s’abatte sur terre et détruise ces humains, tous autant qu’ils étaient, Romains, pharisiens, sans oublier la populace, sans cerveau, ces mêmes gens qui l’acclamaient comme un roi il y a à peine une semaine et qui a présent hurlaient et réclamaient sa mort, j’aurai aimé que le ciel s’ouvre et les consume jusqu’au dernier ! Ce n’est pas pour rien que le « Patron » nous avait surnommé « fils du tonnerre » mon frère et moi.
Aujourd’hui, comme à l’époque, je suis bien conscient qu’Il n’aurait pas cautionné ces envies de vengeance, même si j’avais l’impression qu’elles me soulageaient. À présent, j’en ai honte, quand je me remémore les dernières paroles qu’il a prononcées.
– Papa, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font…
Dans la pièce à côté, j’entends sa mère qui essaie de contenir ses sanglots, elle était tellement forte au pied de la croix, avec sa sœur, et les deux autres femmes. Elle n’a pas pleuré, jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’ils décrochent son corps qui n’était plus qu’une masse sanguinolente. Nicodème et Joseph, Dieu les bénisse, ont emporté sa dépouille. Nous sommes rentrés, et depuis elle est enfermée avec son immense peine. La lance qui a transpercé le cœur de son fils a dans le même mouvement transpercé aussi le sien. Et malgré ma promesse, je n’ai rien pour la consoler, je ne peux lui offrir ce que je n’ai pas, comment partager une parole de consolation quand on n’en possède pas la moindre petite goutte…
Le jour se lève, j’en suis presque surpris, je pensais que les ténèbres allaient régner sur la terre pour l’éternité… ma vie sans lui n’a plus de sens, plus de direction, plus d’intérêt. Je n’avais pas d’autres projets, je n’avais pas un plan B. Oh, bien sûr, j’ai un métier, je pourrais faire mon sac et rejoindre les bords du lac, réparer mes filets, renflouer ma barque, mais comment supporter de retourner à une existence sans but, travailler pour manger, manger pour travailler… de toute façon aujourd’hui c’est samedi, je ne peux ni travailler, ni voyager, comme tous les samedis, le pays est à l’arrêt. Aucune activité pour tenter d’oublier, pas d’échappatoire, pas de diversion, la peine est une lame acérée qui fouille mes tripes sans rien pour l’atténuer. Je ne peux que rester seul, rester seul et ressasser. Les mêmes questions qui tournent en boucle, sans l’ombre d’une réponse à l’horizon.
Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Qu’est-ce qui a foiré ? À quel moment nous sommes-nous fourvoyés ? Qu’est-ce qu’il fallait faire pour l’éviter ?
Et puis par-dessus tout, la question de la trahison. Les hommes, je le sais, sont méchants cupides, jaloux, mais « lui » ? Pourquoi ? J’ai bien vu d’ailleurs qu’au-delà de l’intolérable souffrance physique c’était ce qui le tourmentait, quand il a crié « pourquoi m’as-tu abandonné ? » Abandonné…
C’est le mot, le mot de la fin, il a été abandonné, nous l’avons abandonné, mais il nous a abandonnés. Plus aucune perspective, plus rien à escompter, plus rien à espérer… pourquoi continuer à vivre, si la vie n’a plus de promesses, plus d’attente d’un bien, d’un mieux possible à envisager, plus rien à désirer…
C’est lui qui est mort, et moi je ne suis plus. Je respire, je pense, je ressens, mais je ne fais plus partie du monde des vivants. Plus de différence entre le doux et l’amer, plus de beauté, plus de clarté, plus rien qui distingue le foncé du clair, tout est sombre, sans gout, sans forme, plus d’impatience de voir à nouveau l’été, le printemps ou l’hiver.
Le temps, si fluide hier, est plus épais que de la poix, les grains de sable sont devenus gluants, ils ne s’écoulent plus, vite ou lentement, il n’y a plus d’après ou de maintenant, je suis suspendu au malheur, accroché au néant, écrasé par le vide et pourtant désespérément vivant.
Comment désirer aller de l’avant s’il n’y a personne à rejoindre, si tout ce qui a du sens s’est évaporé irrémédiablement ? L’absence me mine, me ronge, me lacère en dedans. Je revois son visage, j’entends ses mots, sa voix, je revis son agonie…
Dans mon chagrin, souffrir un peu plus est la seule façon de me sentir encore appartenir au monde du vivant. Je remue ma douleur comme une dent qui fait mal, mais ma détresse me vole aussi cet expédient.
S’il avait seulement disparu, si je n’étais pas absolument certain qu’il n’est plus, s’il s’était enfui quelque part au fin fond du désert, à l’autre bout de l’empire, je pourrais passer le restant de mes jours à le chercher, avec au fond du cœur l’étincelle de la possibilité d’une rencontre. Un possible, même infime, même dérisoire me suffirait… mais j’ai vu la lance dans son côté, j’ai entendu son dernier cri, j’ai vu les femmes sur son corps sans vie, lorsqu’enfin ils l’ont décroché. Et puis, ces deux hommes qui l’on conduit à sa sépulture…
Marie m’a pris par le bras et nous avons marché, marché dans les ténèbres du dehors comme un sombre écho des ténèbres glaciales qui avaient pris possession de mes tripes de mon cœur, de mes pensées. Et depuis c’est la nuit, la nuit à laquelle ne succèdera que la nuit, même si à présent le soleil est présent comme si rien ne s’était passé, comme une insulte à ma peine, comme une moquerie devant mon désespoir. Je le regarde par les fentes de mes volets fermés, il trace, indifférent, sa route à travers la journée, bientôt il se cachera derrière les collines et la pensée d’une autre nuit sans sommeil, sans espoir, ne me fait pas oublier que je viens de vivre une infernale journée dans le noir le plus total.
Des coups, j’entends le son du marteau sur les clous… j’ai dû m’assoupir, je me réveille en sursaut, les coups n’étaient pas que dans mon cauchemar, on frappe à la porte. J’ai peur, se pourrait-il que des soldats me cherchent moi aussi ?
Une lueur grisâtre se glisse dans la pièce ou je me suis effondré. C’est le matin, mais le soleil n’est pas encore levé. Les coups continuent sur la porte verrouillée. Pourquoi aurais-je peur ? S’ils viennent pour m’emmener, ce sera un soulagement.
J’ouvre. Non, ce ne sont pas des soldats, seulement des femmes, essoufflées, bouleversées, elles parlent en même temps…
– Jean ! Jean ! Il faut que tu viennes, Il n’est plus là, la pierre a été déplacée… on a prévenu Shimon-Pierre aussi, il arrive…
Je n’entends plus ce qu’elles disent, je cours, je cours comme un fou, Pierre ne risque pas de me rattraper, je cours et mon cœur qui cogne comme un marteau emballé ne peux s’empêcher de s’accrocher à un espoir ridicule, stupide, insensé, mais que je ne peux pas totalement réprimer… et si…